Johan von Schreeb est professeur de médecine de catastrophe mondiale au Département de santé publique mondiale du Karolinska Institutet (Suède), et dirige le Centre de recherche sur les soins de santé en cas de catastrophe, un centre collaborateur de l’OMS qui dispense des cours de médecine de catastrophe mondiale. Plus récemment, il a déployé des activités de formation à la prise en charge d’un grand nombre de victimes en Ukraine et dans les pays voisins.
Quels sont vos antécédents et votre expérience en matière de prise en charge d’un grand nombre de victimes ?
Je suis un médecin formé à la chirurgie générale. J’ai effectué plusieurs missions dans le monde ces 35 dernières années, en commençant par Médecins sans frontières (MSF) en Afghanistan, où j’ai dû intervenir lors de catastrophes naturelles ainsi que de conflits.
À partir de 2014, j’ai été coordinateur de l’Équipe médicale d’urgence de l’OMS, ce qui m’a notamment amené à apporter un soutien en matière de soins traumatiques à Mossoul, en Irak, en 2016-2017, et à dispenser des formations dans le domaine des soins traumatiques dans les zones de conflit actif de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, en 2017, ainsi qu’au Yémen en 2018. En 2021, j’ai continué à soutenir l’OMS au Liban à la suite de l’explosion de Beyrouth, et j’ai organisé des formations sur la prise en charge d’un grand nombre de victimes en Irak.
Si j’ai commencé comme chirurgien traumatologue, au fil du temps, j’ai assumé davantage un rôle de coordinateur en essayant de faire collaborer tous les acteurs intervenant en situation d’urgence, en travaillant avec les ministères de la Santé dans les pays touchés, en veillant à l’application des normes, et en m’assurant que le personnel sur le terrain reçoive une formation appropriée.
Quel est votre rôle pendant la guerre en Ukraine ?
L’OMS m’a demandé de coordonner l’aide internationale à l’Ukraine, en mettant l’accent sur les traumatismes et la réadaptation. Le contexte est assez complexe. D’une part, le pays dispose d’un système de santé parfaitement opérationnel, avec quelque 1 600 hôpitaux répartis sur tout le territoire national, et employant des milliers de chirurgiens qualifiés. Mais d’autre part, ces chirurgiens n’ont pas vraiment l’habitude de soigner les types de traumatismes occasionnés par ce conflit, ce qui constitue un véritable défi pour le système de santé.
Mon rôle est donc d’essayer de soutenir le ministère de la Santé, les chirurgiens et les hôpitaux avec notre équipe d’experts internationaux, mais de le faire de manière respectueuse. Nous essayons de combler les lacunes, d’apporter des connaissances supplémentaires et de mettre en pratique notre expertise dans la prise en charge d’un grand nombre de victimes.
Pourquoi la formation du personnel local est-elle si importante ?
Comme je l’ai mentionné, le personnel de santé n’a pas l’habitude de prendre en charge les types et le nombre de traumatismes que l’on rencontre en situation de guerre. Comme nombre de ces traumatismes peuvent entraîner des hémorragies importantes, le temps est donc un facteur crucial. Toutes les personnes impliquées dans ce que l’on appelle le parcours des soins de traumatologie doivent savoir comment stabiliser le patient le plus rapidement possible. Celles présentes sur place, à proximité du blessé, doivent immédiatement essayer d’arrêter l’hémorragie en exerçant une pression, ou en utilisant un garrot s’il s’agit d’un membre blessé. Ensuite, le plus important est de transporter le patient aussi vite que possible vers un hôpital où l’on pourra arrêter chirurgicalement l’hémorragie ; sinon, il risque de mourir.
En quoi consiste la formation à la prise en charge d’un grand nombre de victimes ?
Nous simulons une série de blessures sur une soixantaine de patients artificiels, puis nous montrons à nos stagiaires comment gérer efficacement le flux de patients. Cela commence par l’évaluation initiale du patient, à savoir le contrôle des voies respiratoires, de la respiration, de la circulation, du handicap et de l’exposition, que la plupart des médecins urgentistes connaissent déjà. Cependant, faire cela dans un contexte de traumatologie et avec de nombreux patients à la fois peut constituer un véritable défi.
Nous examinons également la préparation de la salle d’urgence pour recevoir un grand nombre de patients, et nous enseignons aux stagiaires comment effectuer un triage des patients à l’aide d’un système de code couleur, en fonction de la gravité de leurs blessures et de leur priorité pour une opération chirurgicale. Évidemment, les personnes devant être réanimées ou présentant de très graves blessures sont considérées comme des codes rouges, et sont emmenées aux urgences le plus rapidement possible afin qu’elles puissent recevoir rapidement les soins dont elles ont besoin pour espérer les sauver.
Quelle valeur l’OMS apporte-t-elle à la formation et à la prise en charge d’un grand nombre de victimes ?
Les Équipes médicales d’urgence de l’OMS existent depuis plus de 10 ans. Nous avons donc accumulé beaucoup de connaissances et d’expérience dans diverses situations de crise. Des experts universitaires collaborent également avec l’OMS à la publication de documents et d’articles et à l’actualisation des protocoles afin de s’assurer que ce que nous enseignons est vraiment à jour. C’est grâce à toute cette expérience et cette expertise combinées que l’OMS est en mesure d’élaborer de bonnes lignes directrices et normes minimales, et de tout mettre en œuvre de manière systématique en impliquant le personnel des pays concernés.
Quel est le contexte en Ukraine, et quel est son impact sur la formation dispensée ?
Il est important de souligner que ce que nous enseignons doit être adapté au contexte. On ne peut en effet dispenser le même type de formation en Ukraine qu’en Somalie, au Soudan du Sud ou en Afghanistan, par exemple. Avant le conflit, l’Ukraine disposait d’un système de santé solide, avec de nombreux médecins et infirmiers qualifiés et de nombreux hôpitaux. Malheureusement, plusieurs établissements ont depuis essuyé des bombardements et ont été détruits.
En ce moment, intervenir auprès des patients blessés constitue un véritable défi car ils se trouvent généralement dans des zones de conflit actif difficiles d’accès, où prévaut l’insécurité. Malgré cela, le système de santé ukrainien arrive à prendre en charge les patients blessés, soit sur le lieu même, soit en les transportant ailleurs afin qu’ils subissent une intervention chirurgicale.
Nous essayons quand même de combler les lacunes en termes de connaissances et de ressources. Par exemple, s’il s’agit de traumatismes particulièrement complexes, comme des fractures ouvertes et de vilaines blessures causées par des éclats d’obus qui sont vraiment difficiles à soigner, nous faisons donc appel à des spécialistes de la chirurgie orthoplastique pour travailler avec les chirurgiens locaux. Comme beaucoup d’enfants ont des membres fracturés, nous avons introduit un type de dispositif métallique qui permet aux chirurgiens de stabiliser les fractures de l’extérieur.
Afin de remédier à ces lacunes, l’une des tâches les plus importantes a été de veiller à disposer d’une banque de sang opérationnelle, car les patients présentant des hémorragies importantes ont besoin d’environ 10 fois plus de sang que les patients victimes de traumatismes normaux.
Par conséquent, et bien qu’il y ait des lacunes à combler, la formation des chirurgiens et du personnel soignant ukrainiens pour poursuivre ce travail les aidera à développer leurs compétences dans des domaines que l’on ne rencontre qu’en cas d’afflux massif de victimes.
Combien de personnes ont participé à la formation en Ukraine ?
Outre la formation pratique, à laquelle ont assisté jusqu’à présent 200 participants, nous organisons 2 fois par semaine un webinaire sur la chirurgie de sauvetage réunissant chaque fois plus de 450 participants de toute l’Ukraine.
Tous les participants à nos séances de formation se sont montrés très attentifs et désireux d’apprendre car ils savent que nos exercices de simulation d’afflux massif de victimes sont des situations auxquelles ils pourraient très facilement être confrontés dans la vie réelle. En effet, hier, nous avons organisé un atelier sur la prise en charge d’un grand nombre de victimes dans un hôpital qui, il y a 3 semaines, a dû soigner 100 patients blessés à la suite d’un attentat à la bombe. Ainsi, pour beaucoup, cette prise en charge est déjà une triste et dure réalité.
Comment cette formation pourrait-elle s’avérer bénéfique à long terme ?
De nos jours, les chirurgiens ont tendance à être spécialisés dans 1 seul domaine d’expertise. Cette formation leur permet d’élargir leurs compétences et leurs connaissances pour prendre en charge différents types de traumatismes, ce qui est bénéfique pour le système de santé national nécessitant des capacités de renfort. Cela signifie également qu’ils peuvent envisager de rejoindre des équipes médicales d’urgence internationales afin d’être déployés, si nécessaire, dans d’autres parties du monde en situation d’afflux massif de victimes, et d’assurer la formation de la prochaine génération de chirurgiens dans ce domaine.