« Il est très important pour ma génération de sentir qu’elle se bat pour quelque chose, qu’elle s’inscrit dans une tendance, qu’elle fait partie d’un mouvement. Et on voit que ça fonctionne. »
C’est ce qu’affirme Karina Mocanu, une jeune animatrice supervisant un groupe de jeunes qui se consacrent à l’amélioration de la lutte antitabac en Europe. Le Réseau européen pour la prévention du tabagisme (European Network for Smoking and Tobacco Prevention, ou ENSP) a lancé ENSPNext, le groupe que Karina coordonne, en réponse à l’augmentation alarmante du tabagisme chez les jeunes en Europe.
Le groupe vise à aider les jeunes à reconnaître les tactiques de manipulation utilisées par une industrie désireuse de les exploiter et de les rendre dépendants de la nicotine tout au long de leur vie.
« Quand on est dépendant de quelque chose, on n’est pas libre de faire ce que l’on veut parce qu’on est dépendant d’un produit et qu’on a besoin de dépenser de l’argent pour ce produit », souligne Karina. « Ce n’est pas chouette de consommer, c’est un piège. Nous voulons donner aux jeunes les moyens de retrouver leur liberté. »
Karina estime également que sa génération doit comprendre qu’en luttant contre l’industrie du tabac, elle contribue également à une bonne cause.
« Le tabac a un impact sur de nombreux aspects de notre vie, et il y a tant de raisons pour lesquelles nous devons nous battre », explique-t-elle lorsqu’on lui demande ce qui la motive. « Il s’agit notamment des effets sur notre santé mentale et sur l’environnement, des problèmes de pauvreté et d’insécurité alimentaire, ainsi que des effets sur la santé et des manipulations de l’industrie. Je crois vraiment que le tabac n’est pas du tout un secteur de niche ».
Une histoire de mensonge
Le docteur Raouf Alebshehy est directeur de la rédaction de « Tobacco Tactics », une plateforme établie par le Groupe de recherche sur la lutte antitabac de l’Université de Bath (Royaume-Uni). Soulignant la nécessité d’informer les jeunes sur les tactiques déloyales de l’industrie du tabac, il explique comment cette dernière a influencé le discours sur le tabac dès les années 1950 en finançant des résultats de recherche favorables à ses produits, et en utilisant ses propres données scientifiques pour interpeler les responsables politiques.
« Il fut un temps où les publicités pour le tabac affirmaient sans vergogne que le tabac n’était pas nocif. Pendant des décennies, l’industrie a fait pression contre ces faits avérés : le tabac est nocif et crée une dépendance, le tabac provoque le cancer, le tabagisme passif est nocif et les mesures de lutte antitabac sont efficaces et absolument nécessaires », explique le docteur Alebshehy.
« L’industrie suit en permanence les derniers développements en matière de santé publique, et s’efforce de saper le discours de santé publique. »
Les mensonges propagés par l’industrie du tabac ont été attestés. Par exemple, l’industrie a commercialisé des cigarettes « light » ou légères il y a plusieurs dizaines d’années afin de les faire paraître plus sûres et d’attirer les consommateurs. Aux États-Unis, une action en justice a contraint l’industrie du tabac à révéler des documents montrant qu’elle était consciente des dangers de la dépendance à la nicotine à l’époque.
En réponse à l’épidémie de tabagisme, la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac est entrée en vigueur en 2005. Elle contient des mesures fondées sur des données probantes visant à protéger les générations actuelles et futures des effets nocifs du tabac. Les ventes de cigarettes ont commencé à diminuer.
Le docteur Alebshehy explique comment l’industrie a réagi à ces nouvelles pressions en adoptant des tactiques différentes. Des études montrent en effet que 9 consommateurs sur 10 commencent à fumer avant l’âge de 18 ans, ce qui explique pourquoi l’industrie du tabac cible désormais les jeunes dans ses activités de marketing : pour qu’ils commencent à fumer le plus tôt possible.
Contrôler le discours
« L’industrie a commencé à cibler les jeunes en parrainant des événements intéressants comme les courses de Formule 1, ainsi qu’en affichant le tabagisme au cinéma et sur Netflix, et sur les médias sociaux. Ils savent que si un message apparaît plusieurs fois à différents endroits, il se normalise et vous risquez d’être influencé », poursuit le docteur Alebshehy.
Il souligne que, si les ventes de cigarettes commencent à diminuer dans certains pays, la tendance à la hausse de l’utilisation des produits du tabac chauffés et des cigarettes électroniques, en particulier chez les jeunes, est très alarmante.
« L’industrie fait aujourd’hui croire qu’elle s’achemine vers un monde sans fumée et finance des organisations pour promouvoir cette idée, mais pendant ce temps, elle continue à se développer », souligne-t-il.
« Elle saisit toutes les occasions d’accroître ses bénéfices en attirant de nouveaux consommateurs de produits à base de nicotine et en développant le marché. À cette fin, l’industrie du tabac investit dans la fabrication de nouveaux produits qui créent une dépendance, notamment les pipes à eau, le snus, les cigarettes électroniques et les produits du tabac chauffés. »
Le docteur Alebshehy évoque les tentatives d’ingérence de l’industrie du tabac lors de la Conférence des Parties (COP10) de cette année, l’organe directeur de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. Karina souligne que la COP10 a, pour la première fois, pris en compte les jeunes à un niveau plus élevé.
« Au sein de ma communauté, nous sommes tous mécontents de la lenteur avec laquelle les autorités agissent », explique-t-elle. « Je constate que les responsables prennent rarement des mesures concrètes et proactives, et qu’ils réagissent presque toujours tardivement aux dommages déjà causés par les différents acteurs. »
Karina ajoute : « même si encore peu de jeunes sont impliqués dans ce domaine, nous voulons continuer à encourager les jeunes chercheurs à effectuer de la recherche sur la lutte antitabac, afin que nous puissions produire nos propres éléments de preuve et fonder nos actions de plaidoyer sur celles-ci. Notre génération ne doit pas être passive. »
Activisme écologique
Karina sait d’expérience comment les dernières tactiques de l’industrie du tabac impactent les jeunes consommateurs. Elle explique que les produits jetables à base de tabac et de nicotine sont omniprésents sur les plateformes qu’ils consultent, et qu’ils sont commercialisés directement à leur intention. Par exemple, même si l’ajout de menthol, avec ses propriétés rafraîchissantes, est interdit dans les produits tabagiques en Europe depuis 2020, le marché est inondé de nouveaux produits tabagiques et à base de nicotine utilisant des couleurs vives et des arômes conçus pour les rendre plus attrayants.
« Ces produits sentent bon ou sont appétissants. Les influenceurs sur les médias sociaux font la promotion de cigarettes électroniques super minces et élégantes qui s’harmonisent avec votre tenue. Les sachets de nicotine sont minuscules et se présentent dans une gamme de couleurs et de formes attrayantes qui se glissent facilement dans votre sac. Ce sont ces éléments qui attirent les enfants et les jeunes, et non le produit lui-même. »
Étant donné que le tabac nuit non seulement à la santé humaine mais aussi à l’environnement, Karina estime que le secteur de la lutte antitabac doit s’associer aux défenseurs de l’environnement pour lutter efficacement contre ces tactiques de marketing. Selon elle, si l’évocation des effets du tabac sur la santé des adolescents en tant qu’individus n’a qu’un impact limité, les informations sur la façon dont le tabac pollue la planète ont une forte résonance auprès de la génération Z.
« Lors des négociations du traité des Nations Unies sur le contrôle des matières plastiques, notre communauté a plaidé en faveur d’une interdiction des mégots de cigarettes, au motif qu’ils contiennent du plastique et qu’ils sont statistiquement à l’origine du plus grand nombre de déchets sur la planète. De même, les produits jetables à base de tabac et de nicotine seront bientôt interdits en France et en Belgique, notamment parce qu’ils polluent la planète. Il est essentiel de se concentrer sur les liens entre le tabagisme et la santé dans le monde », insiste-t-elle.
« Il faudra peut-être des années, voire des décennies, pour constater les dégâts que nous causons à notre propre santé, mais nous pouvons au moins voir clairement les effets du changement climatique à l’heure actuelle. Je pense que c’est une raison suffisante pour agir maintenant. »
Priorité au changement
Karina estime qu’une autre façon d’exercer un impact sur la jeune génération est de lui apprendre à agir contre le consumérisme en général, et à mener une vie plus équilibrée dans une optique plus globale. Les dernières tendances sur le Web sont porteuses d’espoir, dans la mesure où elles montrent que davantage de jeunes prennent conscience de ce qui se passe autour d’eux et essaient d’agir.
« S’informer, c’est important. On doit apprendre à pouvoir fréquenter un bar ou faire du shopping sans avoir à tout consommer. Consommer des produits tabagiques et à base de nicotine, ce n’est pas cool, pas plus d’ailleurs que de consommer de l’alcool. C’est cool d’être en bonne santé et de se sentir bien », dit-elle.
« Il faut comprendre que la lutte antitabac n’est pas un secteur réservé aux experts, et qu’il ne s’agit pas seulement d’élaborer des études », ajoute Karina. « J’essaie d’impliquer ma famille, ma petite sœur. Il s’agit pour chacun de créer des plateformes, y compris les chercheurs et les universitaires, afin de créer des synergies et de changer le discours. »
Cependant, s’il est essentiel d’informer et de sensibiliser le public, Karina pense qu’il est encore plus crucial d’enseigner aux jeunes les compétences nécessaires pour rechercher eux-mêmes des informations dignes de confiance.
« Je pense qu’il est important pour ma génération d’encourager l’esprit critique et de délivrer des conseils sur la manière de s’y retrouver efficacement dans les informations disponibles en ligne. Dites-leur : « écoutez, si vous n’êtes pas sûrs de quelque chose, faites vos propres recherches et un bon moyen de le faire est de chercher des ressources indépendantes et fiables telles que l’OMS ».