Dans les années 1970, Trieste a changé à jamais les soins de santé mentale en Italie en fermant son hôpital psychiatrique et en adoptant un modèle de soins de proximité, complètement centré sur ses utilisateurs. En l’espace de quelques années, le reste de l’Italie lui a emboîté le pas.
La ville a poursuivi cette tradition d’innovation en accueillant, du 17 au 19 octobre, la toute première visite d’étude de représentants de 4 pays d’Asie centrale, désireux de percer les secrets de sa réussite en matière de réforme de la santé mentale et d’apprendre ce qu’il faudrait faire pour les mettre en pratique dans leur contexte respectif.
Des représentants des ministères de la Santé et des professionnels de la santé mentale du Kazakhstan, du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan et du Turkménistan ont passé 3 jours dans cette petite ville du nord-est de l’Italie, accueillis par le Centre collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale au sein de la division Santé mentale de l’Azienda Sanitaria Universitaria Giuliano Isontina (ASUGI).
En promouvant le modèle de Trieste, qui aide les personnes à vivre au sein de leur communauté plutôt que de simplement tenter de guérir leur maladie, l’ASUGI a inspiré des services de santé mentale de proximité du monde entier.
« La réadaptation est le projet fondamental de l’utilisateur. Nous devons tout mettre en œuvre pour le soutenir », déclare le docteur Pierfranco Trincas, directeur de la division Santé mentale de l’ASUGI.
La visite d’étude fait suite à un dialogue sur les politiques qui s’est tenu les 24 et 25 avril 2023 à Tachkent (Ouzbékistan). L’évolution vers les soins de proximité était l’un des grands thèmes à l’ordre du jour.
« Ils me traitent d’égal à égal »
« Notre responsabilité en tant que professionnels de la santé mentale est à la fois de répondre aux besoins de soins de la personne et de protéger ses droits et ses responsabilités en tant que citoyenne », déclare le docteur Tommaso Bonavigo, psychiatre travaillant dans l’un des 4 centres communautaires de santé mentale de Trieste.
Ces centres ne se contentent pas de fournir des soins psychiatriques d’urgence ; ils proposent une série de services visant à soutenir le rétablissement et la résilience des utilisateurs.
« Une crise psychique ne survient pas uniquement parce que la personne a un problème de santé mentale. Elle est provoquée par des facteurs inhérents aux utilisateurs eux-mêmes, ainsi qu’à leur famille, leur milieu professionnel, leur quartier, etc. », déclare le docteur Bonavigo.
C’est pourquoi les centres communautaires de santé mentale s’attachent à déterminer les facteurs de l’environnement des utilisateurs qui ont contribué à leurs crises, et à trouver des solutions adaptées pour eux. Il peut s’agir d’une collaboration avec des membres de la famille, d’une aide au logement, d’une formation complémentaire ou d’une insertion sur le marché du travail. Tout cela se fait en collaboration avec les utilisateurs eux-mêmes.
« Les professionnels de la santé mentale de Trieste font partie de ma famille. Ils prennent soin de moi en tant que personne ; ils me valorisent », dit Elena Cerkvenič, une utilisatrice des services. « Ils me traitent d’égal à égal – il n’y a pas de blouses blanches, pas de hiérarchie. »
« La promotion de la santé mentale n’est pas un projet réservé aux psychiatres, au personnel infirmier et aux éducateurs », déclare Morena Furlan, spécialiste de la réadaptation psychiatrique. « Il faut adopter une stratégie à de multiples niveaux, en faisant participer les utilisateurs et toutes les entités publiques et privées du réseau de proximité. Le contexte le plus indiqué pour promouvoir la santé mentale, c’est celui de la collectivité locale, et non un endroit ou un service unique. »
Le projet personnalisé
« Comment tout cela est-il financé ? », a demandé un délégué d’Ouzbékistan – un refrain récurrent tout au long de la visite d’étude.
C’est l’éternelle question du mode de financement des réformes de la santé mentale dans un contexte de proximité. Alors que les premiers défenseurs des services de proximité insistaient sur le fait que ceux-ci étaient moins chers que les soins en hôpital, une enquête menée en 2014 par des experts de l’OMS a montré que les 2 types de soins coûtent à peu près la même chose. En fait, l’abandon progressif des soins en établissement et la réaffectation des ressources aux soins de proximité sont plus coûteux à court terme, car les anciens et les nouveaux systèmes doivent être financés en parallèle.
Les connaissances actuelles indiquent que les services de proximité sont plus efficaces pour encadrer un rétablissement. Parce que l’on constate réellement un retour sur investissement, ils sont considérés comme ayant un meilleur rapport coût-efficacité.
L’Italie investit à peu près autant que le reste de la Région européenne de l’OMS dans ses services de santé mentale, soit 3,5 % du budget total des soins de santé. Mais le modèle italien permet beaucoup plus de flexibilité dans la manière dont ces 3,5 % sont dépensés. Grâce à un système connu sous le nom de « projet personnalisé », des fonds sont budgétisés pour des utilisateurs afin de promouvoir leur rétablissement global, et pas seulement leur traitement – cela peut signifier subventionner leurs frais de logement ou de scolarité, investir dans la formation ou les aider à trouver un emploi.
« Un quart environ du budget des services communautaires de santé mentale est consacré aux projets personnalisés », explique Sari Massiotta, responsable de la coordination et du développement du secteur administratif à l’ASUGI.
Les projets personnalisés sont soutenus par un réseau de 11 coopératives sociales : des entreprises à but lucratif qui travaillent en étroite collaboration avec l’ASUGI pour aider les utilisateurs des services à gagner leur vie. Au départ, les salaires des utilisateurs sont financés par le budget de leur projet personnalisé, mais ils sont souvent embauchés à temps plein par la suite.
Habituées à travailler avec les utilisateurs de services, les coopératives sociales sont prêtes à répondre aux besoins des utilisateurs.
« Les gens peuvent faire une rechute », explique Stefania Grimaldi, de la coopérative sociale La Collina, qui propose des services administratifs et culturels à la ville. « Ce n’est pas une situation dramatique pour nous : nous décidons avec la personne et le service communautaire de santé mentale d’utiliser les congés de maladie, de sorte que personne ne perd son emploi. »
Une utilisatrice de services, Tamara Lipovec, a trouvé cela essentiel pour son propre rétablissement : « Le travail est l’un des principaux piliers qui permettent de se reconstruire après une crise ».
« Je n’aurais jamais pensé que je serais au sein du système en tant que travailleur, et non pas uniquement en tant qu’utilisateur », déclare Michele Sipala, un autre utilisateur des services.
« Nos institutions publiques ne cherchent pas à limiter les coûts, mais à maximiser les bénéfices et l’impact sur la communauté », explique Sari Massiotta. « C’est pourquoi il est si important de travailler avec des organisations locales, qui tentent d’améliorer le bien-être de l’ensemble de la communauté », ajoute-t-elle.
« C’est vraiment étonnant », a déclaré un délégué du Kazakhstan. « Ils mettent vraiment l’utilisateur au centre de tout ce qu’ils font. »
Et après ?
La visite d’étude s’est achevée sur un sentiment d’optimisme parmi les délégués des pays d’Asie centrale.
« La santé mentale, c’est la santé de la société », a déclaré un délégué d’Ouzbékistan. « Il était très important de voir la prise en compte de tous ces aspects : aspects sociaux, aspects juridiques, dimension de genre. »
« Nous avons appris tellement de choses », a déclaré un délégué du Kirghizistan. « La principale, c’est que nous devons avoir une stratégie. Il faut que les gens nous racontent leur histoire, que nous créions réellement un recueil de récits de réussites de gens qui ont été utilisateurs de nos services de santé mentale. »
Une déléguée du Turkménistan a constaté que s’il y avait des différences majeures entre la situation à Trieste et celle de son pays, il y avait sans aucun doute moyen d’améliorer les choses. « Nous incluons divers groupes dans le processus décisionnel, mais pas les personnes qui souffrent de maladie mentale. Nous devons commencer à impliquer ces personnes aussi. »
« Nous voulons mettre en application un maximum de choses, mais comment allons-nous faire ? », a-t-elle ajouté.
« Je ne suis pas d’avis que nous ne pouvons pas mettre cela en application dans nos pays ; il ne faut jamais dire jamais. Nous pouvons toujours changer certaines choses », a dit un délégué du Kazakhstan.
L’OMS prévoit des sessions de suivi avec chaque pays pour voir comment ces leçons pourraient être mises en pratique. Elle organise également d’autres visites d’études à Trieste, dont une depuis l’Ukraine, en décembre 2023.